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ALIMENTATION

La crise du pain en Tunisie démontre le caractère politique de cet aliment

Publié le 21/08/2023 |
Dans une boulangerie de la banlieue de Tunis, le 22 mai 2023. © JIHED ABIDELLAOUI/REUTERS

En Tunisie, le choix du gouvernement de Kaïs Saïed de couper l'approvisionnement en farine subventionnée aux "boulangeries modernes" a suscité un vif émoi. Le pain touche de multiples aspects de la société : qu'il s'agisse de religion, d'économie, de géopolitique... son intégration dans une filière où chaque maillon a une importance capitale, du champ de blé à l'assiette en passant par la meunerie, en fait un sujet potentiel de tensions lorsque ce dernier vient à manquer. C'est sans doute moins le cas dans nos régions, où la part qu'il représente dans l'alimentation n'a eu de cesse de baisser au cours des 50 dernières années, mais son ancrage culturel dans l'Hexagone pourrait générer des réactions similaires à celles observées récemment en Afrique du Nord.

Pain des riches contre pain des pauvres, chronique d'une guerre sans vainqueur

La période que traversent les tunisiens est complexe et appuie l'importance de la souveraineté alimentaire, sujet remis en lumière lors de la crise sanitaire liée au Covid-19. En effet, le pays est contraint en 2023 d'importer l'ensemble de son blé, en raison d'un épisode de sécheresse d'une rare intensité rencontré au printemps. D'habitude, 20% de la consommation de grain est approvisionnée par l'agriculture locale.
Privée de cette source, la Tunisie voit ses difficultés accentuées : manquant de liquidités et affichant un fort taux d'endettement, elle peine à acquérir la précieuse denrée sur les marchés internationaux. C'est sans doute ce qui a motivé la décision annoncée le 1er août dernier : elle concerne l'un des deux canaux de distribution de pain implantés sur le territoire. Le premier est constitué de 3 737 structures semi-étatiques, bénéficiant d'un approvisionnement garanti en farine subventionnées. C'est le second qui se trouve affecté par la situation du pays : les 1 500 à 2 000 "boulangeries modernes" se trouvaient privées de leur quota de farine subventionnée. Une situation intenable pour ces acteurs privés, qui n'ont pas eu d'autre choix que de fermer leurs portes pour 90% d'entre elles, selon des sources locales. Des actions de protestation ont été organisées, à l'image d'un sit-in le 7 août, alors que d'importantes files d'attente se formaient devant les établissements affiliés à l'Etat, qui demeuraient les seuls à être en mesure de répondre à la demande. Alors que la boulangerie française se réjouit de l'inscription de la baguette au patrimoine immatériel de l'UNESCO, le pain subventionné se négocie ici au prix plancher de 190 millimes, soit... 6 centimes d'euros. Ce véritable "produit d'appel" s'intègre dans l'alimentation de base de millions de tunisiens aux revenus modestes... alors que les plus aisés peuvent profiter des pains spéciaux et pâtisseries commercialisés dans les "boulangeries modernes".

Craignant un enlisement de la situation et des émeutes liées au pain similaires à celles observées en 1983 et 1984, où le lourd bilan de 150 morts avait marqué les esprits, le pouvoir a finalement cédé : l'approvisionnement en farine et semoule subventionnées a repris à compter du 19 août. La production du pain devrait pouvoir reprendre dans les prochains jours, laissant entrevoir une sortie de crise. Cette décision n'exclut pas des transformations du système de production et de distribution du pain, envisagées par le ministère du Commerce tunisien. Dans cette attente, les doutes autour de ce fonctionnement, qui instaure une forme de "pain des riches et "pain des pauvres", dénoncé par le président Saïed fin juillet, demeurent. Ainsi, le directeur de l'Office des céréales a été renvoyé, et le président de la Fédération des boulangeries subventionnées a été arrêté pour "spéculation".

Un événement à observer avec humilité et attention, y compris en Occident

En France, la libéralisation du prix du pain, mise en place en 1987 et très largement soutenue par la boulangerie artisanale à l'époque, évite ce type de débat. L'autosuffisance en grains du territoire participe également à simplifier les problématiques d'approvisionnement... même si les acteurs engagés sur le marché demeurent, pour la plupart, dépendants des cours mondiaux. Pourtant, bien qu'éloignée de nos frontières, cet événement nous rappelle que les dérives tarifaires sur le prix du pain peuvent avoir des conséquences pour une partie de la population. Si le risque d'une pénurie semble lointain dans nos territoires, la perspective d'un accident météorologique n'est jamais exclue, d'autant plus dans un contexte de réglèment climatique. Ce qui imposerait alors de savoir quel pain, et donc les acteurs associés, privilégier pour assurer l'approvisionnement de la population.