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RURALITÉ

Comment garder le pain au centre du village ?

Publié le 28/09/2023 |
La Boulange de Bébère à Avord

Alors que les vertus de la boulangerie ont longtemps été vantées pour le maintien du lien social en zone rurale, la tâche des artisans positionnés dans ces territoires n’a jamais été aussi complexe. Entre désertification des campagnes et charges intenables, le maintien du pain artisanal en milieu rural pourrait nécessiter un profond changement de paradigme.

A Montceaux-lès-Meaux, paisible village de 652 habitants situé en Seine-et-Marne (77), le retour annoncé d’une boulangerie a été perçu comme une véritable victoire. L’ouverture du commerce, baptisé « Aux Délices de Nelly » par sa gérante Camille Pierson, a été rendue possible par la volonté politique développée par l’équipe municipale, qui avait acquis une maison attenante à la mairie (laquelle hébergea, jadis... une boulangerie !) pour redonner aux habitants le plaisir du pain frais. L’investissement, représentant au total 346 395 euros (le bâtiment existant et les deux garages associés ont été détruits pour rebâtir une nouvelle structure), a été cofinancé par la collectivité locale, la Région Île-de-France et le département. L’édile Michel Belin compte sur la fidélité de la population locale, le stationnement gratuit dans le centre-ville ainsi que la présence d’un axe routier comptant 1 900 passages de véhicules chaque jour pour assurer le succès de l’entreprise. Cette initiative est loin d’être unique sur le territoire français : pour éviter la désertification de leurs territoires, ce sont des dizaines de communes qui se mobilisent pour créer un terreau fertile à l’installation d’un artisan boulanger, perçu comme un rempart contre la disparition de la vie locale. Compte tenu de la baisse structurelle de la consommation de pain et des charges pesant sur les entreprises de boulangerie, leur pérennité n’est pas assurée pour autant : même si elles sont accompagnées (avec notamment une gratuité de loyer sur une certaine période entre autres dispositifs), leur modèle économique demeure fragile. 

La diversification, effort indispensable pour la survie de la boulangerie rurale

Si les activités de restauration rapide sont devenues incontournables au sein de nombreuses entreprises de boulangerie, peu importe leur nature, la transformation de l’offre (et donc du visage du commerce) pourrait s’avérer plus profonde dans les zones rurales. L’idée n’est pas nouvelle : les villages français ont longtemps connu des commerces concentrant les activités de café, épicerie et boulangerie. Leur déclin n’a pas tant tenu au caractère non pertinent du modèle qu’à la qualité parfois discutable de leurs produits et prestations. Une nouvelle génération d’entrepreneurs se déploie à présent pour en faire vivre une approche plus engagée et moderne. À Montceaux-lès-Meaux, Camille Pierson envisage d’ores et déjà d’installer un espace épicerie et salon de thé au sein de sa jeune boulangerie. Dans le centre de la France, près de Bourges, Denis Joulin a insufflé une nouvelle dynamique à une boulangerie-café située à Avord (18 environ 2 600 habitants). Le jeune artisan, formé chez les Compagnons du Devoir, est revenu dans ses terres natales après un parcours l’ayant emmené à Saint-Tropez, Bordeaux, Reims, Strasbourg ou encore Paris. Son brevet professionnel, un CAP Pâtissier, un diplôme d’encadrant d’entreprise artisanale et une expérience de boulanger démonstrateur en poche, le boulanger, tout juste âgé de 24 ans, s’est installé l’an passé sous une enseigne faisant un souriant clin d’œil à son parcours. « La Boulange de Bébère » (un surnom apparu lors de son Tour de France) propose à ses clients une vaste salle de restauration... mais aussi et surtout une gamme de produits 100 % maison, mettant en valeur le savoir-faire acquis pendant le riche parcours du chef d’entreprise. Grâce à sa double vocation, le commerce renforce sa capacité à être un lieu de rencontres. 

S’ouvrir à un modèle centralisé, fédérant des points de vente « froids » et des commerçants partenaires

Le décret pain, en vigueur depuis le 13 septembre 1993, a protégé l’appellation « boulangerie » en la réservant aux seuls professionnels pétrissant, façonnant et cuisant leur pain sur place. Parmi les 33 000 boulangeries françaises, nombreuses sont celles qui sont exploitées par des couples « traditionnels », au sein de petits fournils. La crise énergétique a mis en lumière les fragilités de ces commerces, dont la capacité à investir dans l’outil de production est souvent limitée, avec des perspectives de transmission restreintes. De plus, la nécessité de limiter la consommation de ressources (énergie, eau...) pourrait imposer de rationaliser plus encore la production.

Plutôt que d’accepter la disparition du pain artisanal dans ces localités, des modèles centralisés pourraient se développer, inspirés des formats existants dans les pays d’Europe de l’Est tels que l’Allemagne. L’idée fait son chemin et se déploie à bas bruit sur le territoire français, freiné par l’attachement culturel au modèle boutique-fournil. Dotés d’équipements modernes, offrant des conditions de travail et de productivité optimales, ces entreprises seraient alors en capacité d’approvisionner des points de vente « froids » aux coûts de fonctionnement très restreints (avec une ou deux personnes chargées de la vente), mais également des partenaires aptes à mettre en valeur les produits de façon maximale. C’est le cas de l’épicerie reprise en 2022 par Marie et Maxime à Montigny (76), à proximité de Rouen. M Epicerie&Comptoir est un projet inspiré du périple des deux entrepreneurs en Australie : les « one stop shop » y sont de véritables lieux de vie, souvent situés dans des localisations isolées. Le concept est ici revu « à la française » en valorisant les produits locaux et artisanaux : traiteur, charcuterie, viandes locales sous vide, fromagerie, fruits et légumes de saison, vins et spiritueux... mais aussi et surtout le pain et les viennoiseries de la boulangerie Léon, située en sortie de Rouen. Un partenariat gagnant-gagnant, puisque l’épicerie parvient à écouler 300 à 400 baguettes par jour, tout en les accompagnant des références sélectionnées par le couple. 

Meunier et boulanger, des destins liés

« Personne n’imagine se passer de son boulanger », constate Jean-François Loiseau, président de l’Association nationale de la meunerie française (ANMF) ainsi que de la coopérative céréalière Axéréal et d’Intercéréales. « Nous avons sur notre territoire un modèle assez unique de bourgs et villages avec des commerces alimentaires, où la boulangerie est souvent la dernière à subsister. » La filière blé-farine-pain fait face aujourd’hui à des enjeux majeurs, qui se renforceront d’ici à 2040, qui était le cap choisi par l’organisation professionnelle lors de sa rencontre annuellePour assurer la pérennité de ce paysage auquel nous sommes attachés, il est essentiel de disposer de meuniers engagés aux côtés des artisans, à proximité de ces derniers : il est indispensable d’avoir des leaders sur notre marché pour le tirer vers l’avant, mais ce ne sont pas eux qui iront livrer de petits fournils, ni accompagner la boulangerie dans des zones rurales. Les acteurs de plus petite taille, qu’ils soient locaux ou régionaux, avec des entreprises familiales aux réussites remarquables, ont un rôle crucial. »